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Enquête

Comment la Chine a redonné vie au port du Pirée

Par Massimo Prandi

Publié le 28 mai 2015 à 01:01Mis à jour le 6 août 2019 à 00:00

Symboles du dynamisme chinois aux portes d'une Europe en crise, les quais 2 et 3 du port commercial d'Athènes, confiés en concession au chinois Cosco, débordent d'activité, face au quai 1, sous gestion grecque, qui agonise. Un succès sur lequel le numéro cinq mondial de la logistique maritime entend s'appuyer pour conquérir le Vieux Continent.

Une colline basse, aride, parsemée de buissons, quelques immeubles et des maisons accrochés à la pente. En contrebas, des silos à essence désaffectés surmontent une autoroute, étroit lambeau de terre plate, au-delà duquel s'étend le port commercial du Pirée. L'installation est bien protégée par des hauts murs en béton et des barbelés. De ce paysage sévère baigné par un soleil estival s'élèvent des bruits sourds, incessants, de moteurs, des crissements de pneus, les cris aigus des freins des semi-remorques qui s'engagent dans le corridor reliant l'entrée principale du port et celle de la zone désormais gérée par Cosco (China Ocean Shipping Company), le numéro un chinois et le cinquième groupe mondial de transport et de logistique maritime. La danse des camions est frénétique. Celui qui s'aventure à pied ici doit faire preuve d'une grande agilité pour éviter les poids lourds lancés à pleine vitesse. Pour la plupart, les camions arborent des plaques bulgares, grecques, hongroises, autrichiennes et polonaises. Leurs semi-remorques transportent des containers des principaux logisticiens maritimes de la planète : Maersk, MCS, Hapag-Lloyd, Evergreen, Yang Ming et Cosco bien sûr... « J'en vois passer 100 par heure, 24 heures sur 24, 7 jours sur 7 », raconte Manouil, qui contrôle les papiers d'expédition au second portail d'entrée du port commercial, celui qui donne accès au royaume de Cosco. L'arrivée du géant chinois au Pirée remonte à la fin de 2008, lorsque le gouvernement conservateur de l'époque, dirigé par le Premier ministre Kostas Karamanlis, décida de lui accorder la concession des quais 2 et 3 du port, pour une durée renouvelable de trente-cinq ans.

Maersk et MCS votent Cosco

Six ans plus tard, les deux quais en question ressemblent à une gigantesque ruche, truffée de milliers de containers, serrés, empilés sur six étages. Ces longues plates-formes sont parcourues sans cesse par les camions et les grues qui déplacent les gros parallélépipèdes métalliques. Deux impressionnants porte-containers chinois sont à quai, en passe d'être déchargés. Etonnant contraste... A quelques hectomètres de là, le quai resté sous la gestion directe de l'Autorité portuaire du Pirée est, lui, presque vide : une vingtaine de containers à peine y sont soigneusement alignés. Pas de bateaux à quai. En fait, l'arrêt de mort du quai n° 1 a été signé en janvier, quand les deux principaux clients de l'infrastructure portuaire du Pirée, Maersk et MCS, ont décidé de travailler uniquement avec PCT (Piraeus Container Terminal), la filiale de Cosco gérant les quais 2 et 3. Seule la rente qui lui est versée annuellement par l'opérateur chinois permet à l'Autorité portuaire du Pirée de garder la tête hors de l'eau. En 2014, en dépit des 34 millions d'euros déboursés par Cosco, elle n'a dégagé que 5,5 millions de bénéfice, pour un chiffre d'affaires de 104 millions d'euros.

Une situation qui n'enchante pas vraiment Tassos Vamvakidis : « Il ne faut pas imaginer que la chute d'activité du quai n° 1 nous réjouisse, commente cet ancien agent maritime, devenu le principal dirigeant grec de PCT. Sa mauvaise performance affecte la réputation du port tout entier. Quand Cosco s'est implanté au Pirée, nous leur avions proposé de collaborer, mais ils ont refusé. » Sur place, certains ont une autre vision des choses : « Cosco a vampirisé l'activité du port », déplore Giorgios Goros, secrétaire général du syndicat des dockers du port du Pirée, qui précise : « Avant leur arrivée, le port gagnait 20 à 30 millions d'euros par an pour un chiffre d'affaires de 180 millions. Nous employions 2.500 personnes, contre seulement 1.100 aujourd'hui. »

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Faveurs critiquées par Bruxelles

A l'écouter, les infortunes de l'Autorité du port du Pirée (OLP, Organismos Limenos Peiraios, en grec) auraient donc commencé avec l'arrivée des Chinois, qui ont payé leur concession 831 millions d'euros. L'exécutif grec avait assorti ce deal d'exemptions fiscales et de conditions favorables de traitement comptable. Des petits cadeaux qui n'ont pas échappé à la vigilance de Bruxelles. Après cinq ans d'enquête, la Commission vient de sommer PCT de restituer à l'Etat l'argent économisé par ce biais. « Le montant des impôts que nous devrions payer est relativement bas. Par ailleurs, nous attendons que la Commission applique la décision qui nous concerne aux gestionnaires de l'aéroport d'Athènes et de l'autoroute d'Attique, qui ont obtenu aussi du gouvernement des traitements de faveur », relativise Tassos Vamvakidis, visiblement peu déstabilisé par l'offensive bruxelloise.

Il faut dire que Cosco en a vu d'autres. En 2009, au cri de « Cosco go home ! », les dockers s'étaient opposés par tous les moyens à la cession des deux quais aux Chinois - lesquels se montrent d'ailleurs particulièrement discrets : on en compte seulement sept parmi les salariés de la filiale locale... Par le passé, un certain Aléxis Tsípras avait lui aussi vivement dénoncé l'arrivée des Chinois au Pirée, au point de promettre d'annuler leur concession. Devenu Premier ministre, le leader du parti d'extrême gauche Syriza, a dû changer de discours. Sous la pression des créanciers internationaux, le chef du gouvernement grec s'apprête même à privatiser 51 % des parts de l'Autorité portuaire du Pirée pour une somme qui, en toute hypothèse, ne dépassera pas les 500 millions d'euros. La cession de 16 % supplémentaires est d'ores et déjà programmée dans cinq ans, après la rénovation des infrastructures. Bien entendu, Cosco est le mieux placé pour remporter la mise. « Nous n'avons aucun problème avec le nouveau gouvernement. C'est "business as usual" », positive Tassos Vamvakidis, qui se réjouit de voir que « les Grecs nous jugent mieux qu'à notre arrivée ». La preuve ? « Nous avons reçu plus de 20.000 demandes d'embauche. » A ce jour, PCT donne du travail à quelque 1.200 personnes, 270 personnels administratifs employés en direct et près d'un millier de dockers embauchés par l'intermédiaire de sous-traitants.

Un choix géopolitique

Malgré les difficultés rencontrées pendant la crise, l'intérêt des Chinois pour le port du Pirée n'a pas fléchi. « Cosco tablait sur davantage d'activité », se souvient Tassos Vamvakidis. Mais, fondamentalement, les visées stratégiques de Pékin n'ont pas changé : « L'investissement fut décidé pour des raisons géopolitiques et géographiques », résume-t-il. Sur le premier plan, la Grèce est un excellent partenaire pour tisser des relations avec l'Europe. Ce qu'Athènes apprécie. « Dans un monde multipolaire, nous attribuons une très grande valeur à la relation politique stratégique avec la Chine », a déclaré fin mars Yannis Dragsakis, le vice-Premier ministre grec, en visite officielle dans la capitale chinoise. Et, sur le plan géographique, la localisation du port du Pirée n'offre que des avantages : « La relativement faible distance du port du Pirée des principales routes maritimes de la Méditerranée lui permet de devenir un centre de transfèrement, [...] un portail portuaire », écrivaient en 2012 les experts de McKinsey dans un rapport qui a fait date, « La Grèce dans dix ans ». Et, de fait, des multinationales comme Hewlett-Packard, Dell, Sony, ZTE et Huawei ont choisi de faire de PCT leur plate-forme portuaire pour l'ensemble de l'Europe, le Proche et Moyen-Orient. « Des négociations avec d'autres grands groupes vont bon train », assure Tassos Vamvakidis. Plusieurs sources font état de discussions avec des constructeurs automobiles possédant des usines dans les pays de l'ex-Yougoslavie.

La montée en puissance de PCT est impressionnante : entre 2008 et 2014, les volumes de containers pris en charge ont été multipliés par sept. En 2012 et 2013, la filiale grecque de Cosco a enregistré la croissance la plus rapide du monde du trafic portuaire, et l'an passé elle a affiché la meilleure performance européenne. Fin mars, le groupe Cosco a d'ailleurs annoncé des bénéfices annuels en hausse grâce à l'activité de trois infrastructures portuaires : PCT et les ports chinois de Guangzhou et Xiamen. L'an dernier, les profits de PCT ont bondi de près de 26 %, à 26,5 millions d'euros, pour un chiffre d'affaires en hausse de 14,8 %, à 163,7 millions d'euros. Comment l'opérateur chinois est-il parvenu à transformer un port qui vivotait en une telle success-story ? « Grâce aux investissements et à une politique commerciale proactive », répond Tassos Vamvakidis. Tout ce qui a manqué au quai n° 1...

Accord Pékin-Budapest-Belgrade

Le dernier investissement en date représente un effort de 230 millions d'euros pour l'élargissement du quai 3, ce qui permettra à PCT d'accueillir à l'avenir des porte-containers de la catégorie Super Post-Panamax, des colosses des mers de plus de 366 mètres de long. Pour compléter la gamme de services proposés aux clients, PCT veut également se doter d'une unité de réparation de navires de grandes dimensions. Il est question de l'installer dans une île proche du port. Certains évoquent l'île de Salamine.

Les projets d'expansion de Cosco en Grèce ne s'arrêtent pas là. Son ambition inavouée est en effet de s'attaquer à la suprématie sans partage en Europe du Nord des trois ports de Hambourg, Rotterdam et Anvers. « Dès maintenant, nous pouvons acheminer vers l'Europe centrale des containers en provenance d'Asie avec des délais plus courts de six à dix jours. Nous avons déjà envoyé des premiers convois », indique Tassos Vamvakidis. Le prochain chantier de Cosco est celui des lignes de chemin de fer entre le Pirée, la Serbie et la Hongrie. Tout d'abord, le chinois convoite une base logistique proche du Pirée, à Thriassion, qui appartient à la compagnie grecque de chemins de fer (OSE). Parallèlement, en collaboration avec les chemins de fer serbe et hongrois, Cosco s'active pour construire une ligne à grande vitesse, dédiée au transport de marchandises. Un accord de coopération dans ce sens a été signé en novembre 2013 entre Pékin, Budapest et Belgrade. Le projet de 2 milliards d'euros est financé par des prêts de la Banque chinoise d'import-export. La construction a été confiée aux chemins de fer chinois et à Construction Corporation (CRCC), une entreprise de BTP chinoise contrôlée par l'Etat. La ligne en question devrait être achevée en 2017. Elle permettra de réduire de vingt à trente jours le transport de containers vers l'Europe du Nord et centrale. La nouvelle route de la soie est tracée, et elle passe, c'est certain, par Le Pirée.

Les points à retenir

En 2008, le gouvernement grec conservateur a accordé la concession des quais 2 et 3 du port du Pirée à China Ocean Shipping Company (Cosco) pour trente-cinq ans.

Une opération très mal accueillie à l'époque en Grèce, et que l'actuel Premier ministre, Aléxis Tsípras, avait promis d'annuler.

Ce dernier s'apprête aujourd'hui à privatiser 51 % de l'Autorité portuaire du Pirée, et Cosco, fort d'une impressionnante croissance du trafic, apparaît bien placé pour remporter la mise.

L'opérateur chinois voit beaucoup plus loin et, grâce à un projet de chemin de fer vers l'Europe centrale, entend contester la suprématie des ports de Hambourg, Rotterdam et Anvers.

Envoyé spécial au Pirée Massimo Prandi

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