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Facétieuses aventures en uchronie

Dans son hilarant nouveau roman, «Ils voyagèrent vers des pays perdus», l'académicien Jean-Marie Rouart s'amuse avec l'Histoire et le destin du général de Gaulle. Pour notre plus grand plaisir.

Jean-Marie Rouart.
Jean-Marie Rouart. (© éric Fougère/Corbis via Getty Images)
Publié le 14 janv. 2021 à 15:55Mis à jour le 14 janv. 2021 à 16:12

Tout commence par un fait inventé, mais crédible : et si Pétain, le 11 novembre 1942, s'était rallié aux Etats-Unis contre l'Allemagne, comme le lui demandait Roosevelt ? Que serait alors devenu le général de Gaulle ? C'est du destin de Gaulle dans ce contexte inventé qu'il s'agit : puisque Pétain est reconnu comme le nouveau chef de la France résistante à l'Allemagne par les Américains, et donc par Churchill, voici le général inutile. Que faire ?

Le grand homme au caractère irascible, intransigeant jusqu'à l'ingratitude, tantôt songeant au suicide, tantôt exalté, se prenant pour la France, mais toujours moine-soldat insatisfait, décide de quitter Londres avec un aréopage de choix. Arrêtons-nous un instant sur la troupe de fidèles rassemblée dans Ils voyagèrent vers des pays perdus par le facétieux Jean-Marie Rouart : on y trouve entre autres Joseph Kessel (âme russe qui rêve de merveilleux) et son neveu Maurice Druon ; Jacques Derrida, jeune philosophe de la déconstruction qui se dispute dans des pages à mourir de rire avec Raymond Aron (entre admiration et détestation pour le général, il prépare un colloque intitulé «Résistance et Césarisme») ; la sage Mlle de Miribel, secrétaire du général ; Gaston Palewski, le sérieux directeur de cabinet… et le jeune Stanislas, officier d'ordonnance se rêvant écrivain, dont le coeur d'artichaut nous fait découvrir qu'à Londres, le poids de l'Histoire rendait la cuisse légère.

Avec la bénédiction de Churchill, autre héros dépressif, désemparé par le grand Charles en exil et par «l'orgueil décidément invincible de ce peuple bizarre» que sont les Français, ce petit monde en perdition s'embarque sur l'ironique Destiny, vieux navire aviso lui aussi au bout de sa vie. Pour aller où ? «Tout droit», ordonne de Gaulle. Direction Staline, en fait.

Après le huis clos en mer digne de Lubitsch, une aventure russe et rocambolesque commence : troïka lancée à toute allure, tempête de neige, attaque de loups, visite de Iasnaïa Poliana, la demeure de Tolstoï, apparition de Staline en cinéphile insomniaque («On n'existe pas tant qu'on n'a pas d'ennemis»), opium à Samarcande… Le genre de ce roman, l'uchronie, qui est une «reconstruction fictive de l'Histoire relatant les faits tels qu'ils auraient pu se produire», nous dit le Larousse, permet toutes les folies. Notamment celle de faire surgir la sulfureuse Kirghize, reine des neiges envoyée par Staline afin d'envoûter l'austère inventeur de la France libre : capitulera-t-il, ou continuera-t-il de lire les Mémoires d'outre-tombe dans sa chambre ? On ne spoile rien. Si l'immortel Jean-Marie Rouart, gaulliste déclaré, mais «gaulliste critique», selon ses propres termes, est un virtuose des Free French, de Vichy, Mers el-Kébir ou du NKVD, il semble également posséder quelques notions de sensualité érotique, uchroniques ou pas. «Le pire en amour, c'est que ce qui doit arriver arrive toujours», prévient-il, puis il révèle le mystérieux fang-chung de la future duchesse de Windsor.

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Avec ce jeu des possibles, Jean-Marie Rouart révèle l'air du temps : la frontière entre fiction et réalité n'a jamais été aussi poreuse pour nos imaginaires envahis par les séries ; Buckingham Palace a même dû rappeler que la série The Crown était une fiction et non la pure réalité. Son livre, sous ses allures burlesques, est aussi une réflexion érudite face à une époque restée énigmatique. Révéler «de l'intérieur» des caractères reste une des grandes missions jubilatoires du roman.

En lisant Ils voyagèrent vers des pays perdus, revisitons donc avec humour et insolence, mais aussi beaucoup de vérité, les mythes politiques que sont le général de Gaulle et Winston Churchill, leur mutuelle admiration, la témérité commune à ces héros. Quelle meilleure prescription, pour commencer l'année dans une brise de folie douce et d'intelligence d'une époque ? Parions que là-haut, Jean d'O., auquel ce livre est dédié, trouvera cette histoire épatante.

«Ils voyagèrent vers des pays perdus», de Jean-Marie Rouart (éd. Albin Michel, 325 pages).

Judith Housez

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