1. Home
  2. Actu
  3. Darius Rochebin: «Je n’ai jamais ressenti une telle émotion collective»

Télévision

Darius Rochebin: «Je n’ai jamais ressenti une telle émotion collective»

Entre son domicile et les studios où se concocte le téléjournal dans des conditions de sécurité inédites, Darius Rochebin, le journaliste vedette de 53 ans, se confie avec émotion alors que les audiences du TJ battent des records historiques. «Pour la première fois, l’actualité, c’est nous tous.» En vingt-quatre ans à la RTS, il n’a pas le souvenir d’un événement à la fois local et planétaire de cette intensité.

Partager

Conserver

Partager cet article

file7a8mjog7ck856iylkc2
Afin de limiter l’accès aux locaux pendant la pandémie – pas plus de cinq personnes à la fois – et comme sur une scène de crime, l’entrée des studios de la RTS – ici la régie – est barrée d’un cordon de sécurité rouge et blanc. Laurent BLEUZE / RTS

Au fil des ans, son prénom et devenu une marque, un gage de qualité. Ceux qui l’interpellent, personnalités ou anonymes, lui donnent rarement du «Monsieur Rochebin», tant sa figure est familière. Ces jours, Darius, 53 ans, et ses confrères sont aux avant-postes. La télé trône dans le salon des Romands confinés. Midi et soir, ils guettent les nouvelles, un signe encourageant, une embellie alors que leur vie sociale, professionnelle et privée, est bouleversée.

Dans ce contexte extraordinaire, la chaîne est devenue la place du village. Une situation inédite à la RTS, puisque l’ensemble des téléspectateurs, sans exception, sont concernés. «J’ai présenté des dizaines d’événements forts, comme le tsunami de 2004, avec ses victimes suisses, commente le journaliste. Jamais je n’avais connu ce sentiment: pour la première fois, l’actualité, c’est nous tous. L’entier de la population vit et partage la même émotion.» Il ne cache pas la sienne. «C’est très rare depuis mes débuts en 1996, cette fois j’ai dû retenir des larmes en plateau lors de notre reportage sur cette femme qui devait parler à sa maman en fin de vie par FaceTime faute d’avoir accès aux soins intensifs.»

Les invités du TJ ne sont pas en reste. «La conseillère d’Etat vaudoise Nuria Gorrite était très émue et le médecin-chef des soins intensifs genevois Jérôme Pugin voyait monter le nombre de malades intubés de façon très inquiétante.» L’impensable s’installait et la mort frappait partout.

Darius Rochebin se souvient encore de son jeune confrère, Gabriel de Weck, journaliste à la rubrique éco, alertant ses collègues début janvier sur le cas de la ville de Wuhan, foyer du Covid-19. «On s’est dit que ça passerait, parce que le SRAS (syndrome respiratoire aigu sévère, apparu en Chine en 2002, ndlr) a été assez rapidement maîtrisé. C’est une des leçons de ce qui nous arrive: les opinions occidentales pensaient que les épidémies étaient «pour les autres». Le choc a été d’autant plus fort en Suisse que l’on s’est souvent sentis hors du monde, épargnés par les guerres mondiales.» Pour ajouter à la confusion, le cathodique docteur français Michel Cymes qualifiait le virus de «grippette».

file7a8mjo3kmupllf2tkhx
Le présentateur du TJ se maquille seul en reproduisant les gestes que lui indique la maquilleuse derrière lui. Les instruments sont ensuite désinfectés. Laurent BLEUZE / RTS

Parfois sollicité pour jouer son rôle dans des fictions, Darius ajoute qu’aucun auteur n’aurait pu envisager scénario aussi rocambolesque. «Il m’est arrivé de m’interroger: qu’est-ce que je ferais en cas d’accident nucléaire? Présenter le journal ou prendre ma voiture et partir? Là, on y est. Il y a six mois encore, cela semblait impensable.»

Du jour au lendemain, dans l’urgence, lui et les équipes ont poursuivi leur mission tout en appliquant les mesures édictées par le Conseil fédéral. «Des solutions ont été trouvées en quelques heures. Nous sommes généralement une quarantaine dans la grande salle de briefing dès 9 h. Désormais il y a cinq personnes, les autres suivent via Skype.» Darius, un brin hypocondriaque, a vite pris ses précautions. «J’ai mesuré ce que 2 mètres représentaient et j’y ajoute volontiers 50 cm de plus», sourit-il. S’il ne porte pas de masque, son espace de travail, au 3e étage, est délimité d’un ruban rouge et blanc. Comme une scène de crime où le danger invisible serait partout.

Sa meilleure arme? «Je dors plus, afin de renforcer mes défenses immunitaires.» Bien avant l’instauration des gestes barrières, il déjeunait avec une connaissance qui utilisait du gel hydroalcoolique. «Après ce repas, j’ai gardé cette habitude et me suis acheté de petits flacons», dit-il. Coïncidence: le professeur Didier Pittet, inventeur de la solution, homme au verbe calme et clair, a émergé comme une figure incontournable à ses côtés. La vidéo expliquant comment bien se laver les mains ou encore celle du graphique, le 9 mars, montrant la courbe du combat contre le coronavirus, sont devenues virales. Le soir même, sur le plateau de BFMTV, Olivier Véran, ministre français de la Santé, passait pour un excellent pédagogue. Il reproduisait le schéma et les mots du médecin genevois dans un copier-coller qui n’a pas échappé au magazine «Quotidien».

file7a8mjnz30s21hlmmdkhs
Face au professeur Pittet, inventeur du gel hydroalcoolique, Darius prend la mesure de ce que représente une distance de 2 mètres. Blaise Kormann

Tout changeait et l’urgence de la situation imposait de nouveaux réflexes. «Lors des Facebook Live organisés le mercredi soir avec le docteur Pittet, ce sont les internautes qui nous mettaient en garde: «Vous êtres trop proches l’un de l’autre.» Eclairer sans affoler, c’est toute la difficulté d’un exercice dans lequel Rochebin excelle par ses questions. «Certains professionnels de la santé, de peur de se tromper, avaient des sueurs froides à l’idée de venir s’exprimer. Personne ne détenait la vérité. Lorsqu’on ne sait pas, il faut savoir l’admettre.»

La Suisse s’est ainsi épargné la polémique tricolore sur l’emploi de la chloroquine, chère à l’éminent Didier Raoult. Répondant à Darius, Alexandra Calmy, spécialiste des maladies infectieuses et du VIH aux HUG, a clos le débat à sa façon: «Elle a déclaré qu’elle en prendrait si elle était malade, mais sans avoir de preuve définitive de ses effets.» De l’autre côté du miroir, le téléspectateur s’est soudainement senti rassuré.

file7a8mjohrnappv8cq7pz
«L’événement a soudé toute la rédaction, qui travaille depuis des semaines dans des conditions inédites», souligne Darius Rochebin. A l’heure de la pause-sandwich, chacun veille à rester dans son périmètre. Blaise Kormann

Dans ce contexte, le téléjournal, devenu repère, ne doit pas être une simple caisse de résonance de la parole officielle. «Nous avons évité de donner les chiffres – des projections peu fiables et alarmistes – quant au nombre de morts possibles dans certains cantons. En revanche, nous avons soulevé la question du manque de masques. Un flou évident régnait autour de la question.»

>> Lire aussi notre enquête: «Pénurie de masques, ratage d'Etat»

Depuis le dimanche 15 mars, le public est massivement au rendez-vous. «Un premier record d’audience a été atteint ce soir-là avec 79% de parts de marché, soit 689 000 téléspectateurs. J’ai senti une intensité du moment que j’avais rarement connue.» Fait exceptionnel, le TJ devenait monothématique. «A l’extérieur, les gens ne parlaient plus que de ça», constate Darius lorsqu’il se rend à pied au bureau. Une préoccupation d’autant plus légitime que l’avenir, avant les premières mesures de déconfinement, paraissait totalement incertain.

file7a8mjnyqcbn1ich99khq
Sur le balcon de son appartement à Genève, le journaliste vedette déjeune en profitant de la lumière du jour. C’est d’ici, en famille, à 21 h, qu’il applaudit les soignants. Blaise Kormann

Pour le professionnel de l’info,il fallait tenir la distance. Les journées commencées à 9 h ne se terminent jamais avant 20 h. A midi, Darius profite de sa pause pour déjeuner sur son balcon, duquel il poste régulièrement des clichés. «C’est mon journal de bord. Cela me change les idées et me permet de profiter de la lumière du jour.» A 21 h, au même endroit, il se joint au rituel des applaudissements.

A l’intérieur, ses filles, Maïa et Charlotte, 10 et 3 ans, ont installé une cabane faite de parapluies ouverts. «Les jeunes générations sont très au fait de ce qui se passe. J’ai noté, comme souvent, la maturité des enfants quand il s’agit de choses vraiment importantes. La petite m’a dit: «Il faut enlever ses chaussures pour ne pas amener la maladie dans la maison.» L’aînée, elle, m’apprend à ouvrir les portes avec le coude.»

file7a8mjo5pmdzx99ltc1c
Dans l’appartement familial, les filles de Darius Rochebin, Maïa, 10 ans, et Charlotte, 3 ans, ont construit une cabane à l’aide de parapluies ouverts. Blaise Kormann

Figure de proue de la RTS aux milliers de followers, Rochebin est inondé de messages. Ils fleurissent sur YouTube ou Instagram. Les plus jeunes détournant savamment son image. Ces fameux «mèmes» le campent en survivant héroïque façon Will Smith dans le film «Je suis une légende». «C’est la preuve que toutes les générations suivent l’actualité.» Son visage dessiné et stylisé a été repris par le clip de prévention de l’Etat de Vaud et sa voix a servi à celui de l’Etat de Genève.

file7a8mjo5ccrs14tero70w
Ambiance de crise sanitaire sur la plateau du 19h30. Laurent BLEUZE / RTS

Dans la Tour, au 20, quai Ernest-Ansermet, les rituels qui semblaient immuables sont bousculés. «On se maquille nous-mêmes tant bien que mal sous le regard d’une professionnelle. Elle nous guide et désinfecte le matériel.» Toujours rasé de près, Darius aurait-il une botte secrète concernant sa coiffure? «Par chance, je les avais coupés juste avant. On a des tutos, je fais les retouches moi-même.»

Lui qui ne se présente jamais à l’antenne deux fois de suite avec la même cravate ne bénéficie d’aucun passe-droit. «J’ai reçu deux appels surréalistes de confrères français. Ils me demandaient en pleine nuit et de toute urgence accès à des grands professeurs suisses, pour être sûrs d’avoir chez nous des places aux soins intensifs et l’accès aux respirateurs! J’ai eu beaucoup de peine à les calmer.»

file7a8mjo3he1dv9h0lbyb
Parmi les mèmes, ces images détournées sur les réseaux sociaux, celle-ci s’inspire de l’affiche du film «Je suis une légende», dans lequel Will Smith incarne un docteur en virologie dans un monde où l’humanité est décimée.

Il constate les effets de la peur. «Elle modifie les rapports humains. Mon père, Alishah, qui était pharmacien, avait un vieil exemplaire de Boccace (poète toscan, ndlr), que j’ai toujours, où il raconte la peste à Florence. Ça m’avait marqué, adolescent: une société où tout change en quelques semaines. Des gens avec beaucoup de sang-froid, d’autres complètement affolés.»

Peu ou prou, la Suisse fait face, disciplinée. «Le virus agit comme un révélateur. Notre pays, qui vote souvent, joue le jeu. Le semi-confinement fonctionne sur la base des paroles d’Alain Berset ou du Bernois Daniel Koch.»

Impressionné par tant de pragmatisme, Darius l’est plus encore par ceux qui sauvent des vies. «J’ai une admiration sans borne pour l’ensemble du corps médical qui se bat. Mon père, né en 1917 en Iran, avait été formé à la vieille école des professions de santé selon le principe «Pas question de céder un millimètre à la mort». Il faut tout faire pour sauver la vie du patient, qu’il ait 30 ou 95 ans.»

>> Lire les témoignages du personnel de santé: «Tout le monde se donne corps et âme»


Par Dana Didier publié le 23 avril 2020 - 09:19, modifié 18 janvier 2021 - 21:10