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Le scandale Stapel, ou comment un homme seul a dupé le système scientifique

Publié le 09 décembre 2012 à 18h30 Temps de Lecture 6 min.

Si l'on devait choisir un cas d'école récent pour la fraude scientifique, le scandale lié aux travaux du Néerlandais Diederik Stapel ferait un excellent candidat. A lui seul, ce chercheur a durablement écorné l'image de toute une discipline, la psychologie sociale, et mis en lumière quelques failles du système scientifique. L'affaire a éclaté à la fin du mois d'août 2011, à l'université de Tilburg, où Diederik Stapel enseignait : trois jeunes chercheurs ont alors fait état de leur suspicion pour les données de ses expériences, tant celles qui figuraient dans les études qu'ils publiait que celles qu'il fournissait à ses étudiants. Très rapidement, il s'est avéré que le professeur avait falsifié voire inventé des jeux entiers de données, ce que Diederik Stapel, auteur de quelques articles retentissants, a d'ailleurs rapidement reconnu, dès septembre 2011. Démis de ses fonctions, il a fait l'objet d'une enquête poussée, menée à la fois par l'université de Tilburg et par celles d'Amsterdam et de Groningue où il avait auparavant travaillé. Les commissions ont rassemblé tout le matériel scientifique disponible utilisé et publié par Diederik Stapel entre 1993 et 2011 : questionnaires pour les expériences, jeux de données, hypothèses testées, messages électroniques... Tous les chiffres ont été confiés à une batterie de statisticiens qui les ont épluchés.

Les résultats de cette enquête ont été rendus publics le 28 novembre dans un rapport d'une centaine de pages et ils sont édifiants : sur les 137 articles que Diederik Stapel a publiés, 55 contiennent des données inventées ou trafiquées. L'analyse statistique fait peser de très forts soupçons sur une dizaine d'autres travaux, mais l'absence des données originales ne permet pas d'aller plus loin. A l'heure qu'il est, 31 études ont fait l'objet d'une rétractation dans les revues où elles sont parues. Mais il y a plus grave : Diederik Stapel a fourni de fausses données pour les thèses de dix étudiants qu'il supervisait, dont le travail est donc définitivement entaché. Selon les commissions d'enquête, aucun des co-auteurs de ses articles ou de ses thésards n'a été complice de cette fraude massive.

Pour masquer ses agissements, le chercheur, qui était une petite vedette dans son domaine, avait une technique bien rodée. Il élaborait les expériences de psychologie avec ses collègues et ses étudiants puis leur expliquait qu'il les réaliserait dans d'autres universités, où il avait de bons contacts. Mais d'expériences il n'y avait pas. Diederik Stapel remplissait lui-même les tableaux de données, jetait les questionnaires vierges à la poubelle et, révèle Science mangeait les paquets de friandises censées servir de récompenses aux participants de ses tests ! Comme il se débrouillait pour faire ressortir les effets recherchés, ses résultats étant bien plus parlants (et pour cause) que ceux des expériences menées par ses étudiants, ils prenaient systématiquement le pas sur les autres.

Une fois dressé cet accablant constat se pose très vite la question suivante : comment tout cela a-t-il été possible ? Comment, pendant plus de dix ans, Diederik Stapel a-t-il pu berner ses collègues, ses étudiants et les revues scientifiques dont la particularité est de confier, avant publication, les articles qui leur sont soumis à des spécialistes censés les relire avec un regard critique ? Le rapport suggère en effet que la fraude était grosse comme le nez au milieu de la figure : "Les données et les découvertes étaient, à bien des égards, trop belles pour être vraies. Les hypothèses de recherche étaient presque toujours confirmées. L'importance des effets était improbable. (...) Il est presque inconcevable que des co-auteurs ayant analysé les données de manière intensive ou que des relecteurs de revues internationales "majeures", qui sont considérés comme étant des experts dans leur domaine, aient échoué à voir qu'une expérience était quasiment infaisable en pratique, qu'ils n'aient pas remarqué ces impossibles résultats statistiques (...). Aucune des impossibilités, aucune des bizarreries, aucun des manques de rigueur mentionnés dans ce rapport n'a été détecté par tous ces spécialistes du domaine, locaux, nationaux ou internationaux, et aucun soupçon de la moindre fraude n'est apparu."

Pour être juste, le rapport précise tout de même que quelques personnes s'étaient posé des questions. Non sans prendre des risques pour leur carrière, trois jeunes chercheurs avaient évoqué, auprès de l'université de Tilburg, des irrégularités dans les jeux de données fournis par Diederik Stapel. De même, deux enseignants s'étaient étonnés de ses chiffres trop bons pour être honnêtes. Mais, comme c'est souvent le cas avec les lanceurs d'alerte et comme on l'a aussi constaté dans la récente affaire Annie Dookhan qui a secoué la police scientifique américaine, personne n'a tenu compte de ces mises en garde précoces...

Ainsi que l'écrit, fort directement, le rapport d'enquête sur le scandale Stapel, on ne peut "tirer d'autre conclusion que de dire que, de la base jusqu'au sommet, on a négligé les règles fondamentales de la science et les obligations méthodologiques". C'est tout le système de production, de contrôle et de critique interne de la science qui, pendant plus d'une décennie, a été pris en défaut par un seul homme. Sans vouloir chercher d'excuse aux chercheurs, les commissions d'enquête notent que les relecteurs des revues scientifiques ont souvent encouragé des pratiques irrégulières, notamment en demandant aux auteurs que certaines variables soient retirées des articles pour que la lecture en soit plus fluide et le raisonnement plus "cohérent". Une incitation, donc, à passer sous silence les résultats n'allant pas dans le bon sens ou les expériences n'ayant pas mis en évidence l'effet escompté, comme si cette absence de résultat n'était pas un résultat en soi ! "Il n'était pas rare, lit-on sous la plume impitoyable des auteurs du rapport, qui ont interrogé tous les chercheurs impliqués dans l'affaire, que les revues plaident fortement en faveur de sujets intéressants, élégants, concis et irrésistibles, sans doute aux dépens de la rigueur scientifique."

C'est donc tout le secteur de la psychologie sociale qui a été secoué par l'affaire Stapel. Au cours des derniers mois, les appels se sont multipliés pour une plus grande vigilance vis-à-vis des expériences menées dans cette discipline, et notamment pour que les chercheurs confrontés à des études aux résultats spectaculaires tentent systématiquement de les répliquer. C'est tout le sens d'une lettre ouverte publiée en septembre par le psychologue américano-israélien Daniel Kahneman, Prix Nobel d'économie. S'adressant à ses confrères de la psychologie sociale, il leur tient le discours suivant : votre problème, dit-il, est lié aux nombreux chercheurs "qui, par le passé, ont pris vos résultats surprenants comme des faits dès qu'ils étaient publiés. Ces gens ont maintenant accroché un point d'interrogation au domaine et il est de votre responsabilité de l'enlever." Pour Daniel Kahneman, les laboratoires doivent s'associer pour que chacun duplique l'expérience du voisin, ce afin de restaurer la confiance dans les résultats de la psychologie sociale et de réhabiliter le secteur.

Quant à Diederik Stapel, sa carrière est brisée. Il a présenté des excuses à ses collègues et à ses étudiants, reconnaissant que le système manquait de garde-fous. Science raconte que, dans un livre autobiographique paru le même jour que le rapport révélant toute l'ampleur de sa fraude, l'ancien chercheur, sans rien nier de ses agissements, explique qu'il était devenu "accro" au  succès scientifique : "Chercher, découvrir, tester, publier, avoir du succès et être applaudi." Pris dans l'engrenage de la reconnaissance que lui apportait la fraude, il ne savait plus comment en sortir. Sa famille a explosé avec le scandale et il a pensé au suicide, sans passer à l'acte : "J'étais trop faible, dit-il, même pour cela."

Pierre Barthélémy (@PasseurSciences sur Twitter)

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