Quand l'écologie justifie la violence

Pour Michael Shellenberger, c'est à la fois le racisme et l'angoisse malthusienne qui ont poussé les tueurs de Christchurch et El Paso à agir.

Par Michael Shellenberger* pour Quillette** (traduction par Peggy Sastre)

Vue aérienne de la ville de Ho Chi Minh, au Vietnam, qui montre la surpopulation le long du Canal (Photo d'illustration).

Vue aérienne de la ville de Ho Chi Minh, au Vietnam, qui montre la surpopulation le long du Canal (Photo d'illustration).

© KAO NGUYEN / AFP

Temps de lecture : 10 min

Aux États-Unis, le New York Times et les candidats à l'investiture démocrate pour la présidentielle de 2020 ont eu raison de condamner l'usage fait par Donald Trump et sur les plateaux de Fox News de termes aussi chargés et provocateurs que celui d'« invasion » pour désigner les migrants d'Amérique latine. Pour parler de personnes désespérées à la recherche d'une vie meilleure de l'autre côté de la frontière, un tel vocabulaire est irresponsable et pourrait parfaitement compter parmi les motivations de l'auteur présumé de la fusillade d'El Paso, survenue le 3 août 2019, qui aura tué treize Américains, huit Mexicains et un Allemand. Dans un manifeste posté sur Internet peu avant son massacre, le suspect parlait lui aussi d'« invasion ».

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Mais tant qu'ils y sont, ils devraient aussi condamner la rhétorique chargée et provocatrice utilisée par certains écologistes, une rhétorique qui pourrait elle aussi compter parmi les motivations du suspect de la tuerie d'El Paso. Dans son texte, l'homme justifie son massacre dans un supermarché Walmart en estimant que « notre mode de vie est en train de détruire l'environnement de notre pays ». Le suspect poursuit en ces termes : « Vous êtes tous trop bornés pour changer vos habitudes. La prochaine étape logique consistera donc à diminuer la quantité de gens occupés à épuiser les ressources en Amérique. Si nous arrivons à en éliminer suffisamment, alors notre mode de vie pourra devenir plus durable. »

Depuis plus de cinquante ans, des écologistes soutiennent qu'une réduction significative du niveau de vie des Américains serait nécessaire pour prévenir une catastrophe environnementale. Le mode de vie américain est dans leur ligne de mire depuis les années 1960 et Walmart depuis les années 1990. Le suspect de la fusillade à El Paso a donné comme titre à son manifeste « La vérité qui dérange », soit quasi mot pour mot celui du documentaire d'Al Gore de 2006 sur le réchauffement climatique. Gore y déclare : « La vérité sur la crise climatique est une vérité qui dérange, car elle signifie que nous allons devoir modifier notre mode de vie. »

Bien des démocrates et des lecteurs du New York Times pourraient objecter que nous ne pouvons pas attribuer les actions du tueur d'El Paso à Al Gore et à son vocabulaire. Mais dans ce cas, alors nous ne pouvons pas non plus les attribuer aux mots de Trump et de Fox News. La contamination rhétorique est vraie pour tout le monde ou pour personne.

Lorsque j'ai avancé cet argument sur Twitter, d'aucuns m'ont répondu que le suspect avait peut-être des préoccupations écologistes, mais que ses actions relevaient de sa xénophobie. D'autres m'ont dit que s'il avait vraiment voulu mettre en pratique son écologisme, alors il aurait ouvert le feu à ExxonMobil, pas à Walmart. Deux raisonnements démontrant une ignorance des mots mêmes du suspect, de sa vision du monde et de la manière dont elle « fait écho », pour reprendre les termes du New York Times, à la longue histoire malthusienne et hostile aux immigrés de l'écologie politique.

Le suspect ne pourrait pas être plus clair lorsqu'il écrit que sa décision de tuer des immigrés est, dans une large mesure, justifiée par leur impact sur l'environnement naturel. « Bien sûr, ces migrants et leurs enfants ont contribué au problème, mais ils n'en sont pas l'unique cause », explique-t-il. « Le mode de vie américain offre à nos concitoyens une qualité de vie incroyable. »

Le suspect d'El Paso s'est dit en partie inspiré par l'auteur présumé du massacre de la mosquée de Christchurch en Nouvelle-Zélande, qui avait ciblé des migrants musulmans en mars 2019. Dans un manifeste, cet homme avait également et ostensiblement précisé que ses préoccupations environnementales motivaient sa xénophobie. « Pourquoi se focaliser sur l'immigration et les taux de natalité quand le changement climatique est un problème si grave ? » se demandait le tireur présumé néo-zélandais. « Parce qu'il s'agit en réalité du même problème, l'environnement est détruit par la surpopulation et nous, Européens, faisons partie des groupes qui ne surpeuplent pas la planète. »

Que les deux manifestes fassent écho à des idées écologistes n'est en rien surprenant. Depuis deux siècles, scientifiques de renom, conservationnistes et journalistes accusent les immigrés, les pauvres et les non-Blancs de dégrader leur environnement naturel. Ce que nous qualifions aujourd'hui d'écologisme est en grande partie le rhabillage des idées de Thomas Malthus, économiste du XIXe siècle. Malthus était persuadé que la surpopulation des pauvres allait épuiser les ressources et que la chose la plus éthique à faire était de les laisser mourir de faim et de maladie pour éviter l'aggravation future des famines et des épidémies. « Plutôt que d'inciter les pauvres à la propreté », écrivait-il, « nous devrions encourager des habitudes contraires. Dans nos villes, nous devrions rendre les rues plus étroites, entasser plus de gens dans les maisons, et favoriser le retour de la peste ». C'est sur les idées de Malthus que le gouvernement et les médias britanniques s'appuyèrent pour justifier les politiques à l'origine de la famine massive en Irlande de 1845 à 1849.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, d'éminents défenseurs de l'environnement adopteront eux aussi le point de vue de Malthus voulant que la surpopulation entraîne un épuisement des ressources. À l'époque, leurs craintes ciblent les non-Blancs pauvres de pays étrangers, notamment en Inde, qu'importe que les Européens et les Nord-Américains consomment et produisent dix fois plus de ressources et de pollution. L'écologisme anti-humaniste connaîtra son apogée avec le livre de Paul Ehrlich, biologiste à Stanford, La bombe P, publié en 1968 par le Sierra Club et traduit en français en 1970 chez Fayard. L'ouvrage recourt à une rhétorique déshumanisante, semblable à celle utilisée par les militants anti-immigration actuels. Dès les premières pages, Ehrlich parle des Indiens pauvres comme d'animaux qui « crient [...] passent les mains à travers les vitres des taxis pour mendier [...] défèquent [...] urinent ».

Plus récemment, en 2005, des écologistes et des scientifiques préoccupés par la surpopulation ont voulu que le Sierra Club s'oppose officiellement à l'immigration en provenance du Mexique et d'autres pays d'Amérique latine. Leur crainte ? Qu'en adoptant un mode de vie américain, les immigrés n'usent de ressources naturelles prétendument rares – le même argument que le tireur d'El Paso – et n'augmentent la pollution.

Les suspects d'El Paso et de Christchurch décalquent l'emphase rhétorique des écologistes. « Rien n'est conservé », écrit le tireur néo-zélandais. « L'environnement naturel est industrialisé, pulvérisé et marchandisé. » Celui d'El Paso s'en prend à la « culture de la consommation » qu'il accuse d'être responsable des déchets plastiques et électroniques, et conspue « l'étalement urbain » pour avoir dégradé de l'environnement.

Selon lui, cette dégradation environnementale a été « brillamment mise en scène dans Le Lorax, classique vieux de plusieurs dizaines d'années ». Il s'agit d'un livre pour enfants dans lequel un cupide homme d'affaires coupe tous les arbres du monde sans penser au lendemain. « Les multinationales mènent tout droit à la destruction de notre environnement en surexploitant les ressources sans aucun scrupule », écrit-il. Son homologue néo-zélandais est du même avis. « Rien d'autre n'a été conservé que les bénéfices des entreprises et la richesse toujours plus bouffie des 1 % qui exploitent le peuple pour leur propre bénéfice. »

Ces deux points de vue sont extrêmement simplistes. Fort heureusement, les écologistes malthusiens, dont font partie les tireurs d'El Paso et de Christchurch, se trompent et ce depuis Malthus qui avait prédit à tort qu'un excès de population allait causer famines et pénuries de ressources. La technologie est allée plus vite que l'accroissement la population et de la consommation, ce qui fait que l'humanité est aujourd'hui confrontée à la réduction de son usage des ressources naturelles, y compris les sols.

Il n'est tout simplement pas vrai que « rien n'est conservé », ni que « l'étalement urbain » est un problème majeur par rapport à d'autres utilisations des terres. Les humains utilisent environ la moitié de la surface terrestre non recouverte de glace et seulement 1 à 3 % de cette surface sert aux villes. En réalité, en augmentant la taille des villes grâce à l'industrialisation, nous avons pu rendre une plus grande partie des campagnes à la nature. Globalement, l'urbanisation et l'industrialisation ont été bonnes et non mauvaises pour l'environnement naturel. Lorsque les gens vont vivre en ville et cultivent plus de nourriture sur moins de terres, les forêts repoussent et la faune revient. Cela se produit dans les pays développés depuis plus d'un siècle et le processus pourrait débuter dans la plupart des pays pauvres et en voie de développement avant 2050. Si nous encourageons le processus de modernisation écologique, il sera plus rapide. Ce qui signifie que les écologistes humanistes devraient aider les pays pauvres à gravir les échelons énergétiques, en passant du bois à l'hydroélectricité et du charbon au gaz naturel et à l'uranium.

L'optique « Lorax » des problèmes environnementaux vus comme la conséquence de la cupidité a toujours été erronée et déprimante. Les problèmes environnementaux, que ce soit le changement climatique, les déchets plastiques ou l'extinction d'espèces, sont le plus souvent le fait d'individus voulant mieux vivre, pas de gros capitalistes avides de profit. Partout où de grandes superficies de prairies et forêts naturelles sont menacées dans le monde, elles le sont généralement à cause de gens qui cherchent à développer l'agriculture afin de donner à manger aux populations, pas pour construire des magasins Walmart en banlieue.


Depuis des lustres, les écologistes anti-humanistes exagèrent les taux de natalité élevés des pays pauvres, tout en condamnant les moyens les plus efficaces de les réduire. Le tireur néo-zélandais ouvre son manifeste en répétant trois fois « c'est la natalité ». Il écrit ensuite : « Il n'y a pas d'avenir vert avec une croissance démographique sans fin, le monde vert idéal ne peut exister dans un monde de 100 milliards, 50 milliards ni même 10 milliards d'habitants. »

Sauf que la technologie est un facteur bien plus déterminant des impacts environnementaux de l'humanité que les taux de fécondité. L'agriculture moderne réduit de moitié la superficie des terres dont nous avons besoin pour produire une même quantité de nourriture. Les centrales nucléaires ont besoin de moins de 1 % des terres que nécessitent les parcs solaires et éoliens pour produire une même quantité d'électricité. Avec une énergie nucléaire propre et abondante, nous ne manquerons jamais de nourriture, car elle peut être utilisée pour dessaler l'eau, fabriquer des engrais et même alimenter en énergie des exploitations hors-sol.

Au sein des populations les plus riches et les plus industrialisées, les taux de natalité sont un produit du choix individuel, principalement en raison d'un besoin réduit de main-d'œuvre pour l'agriculture. Comme on pouvait s'y attendre, le suspect néo-zélandais cite la Chine comme modèle. Pendant des décennies, le pays a appliqué une politique draconienne d'« enfant unique » alors que les taux de natalité auraient baissé d'eux-mêmes.

Pourquoi les suspects de ces fusillades et les autres pessimistes se trompent-ils à ce point au sujet de l'environnement ? Sans doute parce que cela les aide à se sentir mieux dans leur peau et à mieux comprendre leur place dans la société. Les préoccupations des écologistes vis-à-vis des taux de natalité se sont toujours focalisées de manière disproportionnée sur les immigrés, les non-Blancs et les habitants des pays pauvres. La triste réalité, c'est que beaucoup d'humains faibles et désespérés – ceux-là mêmes qui tirent sur des innocents – se sentent plus puissants lorsqu'ils cherchent à faire du mal aux autres et à les maintenir la tête sous l'eau.

S'il est facile de voir les tueurs de Christchurch et d'El Paso comme des fous, la chose est aussi dangereuse. Leurs manifestes, comme celui d'«  Unabomber  » avant eux, laissent entendre que le problème n'est pas seulement psychologique, mais aussi idéologique. Il est le produit d'une manière de pensée où les humains sont intrinsèquement avides, l'environnement forcément en déclin et l'avenir irrémédiablement sombre. En réalité, ces deux crimes ont autant été influencés par la xénophobie que par l'anti-humanisme, et ce bien plus que les belligérants de notre actuelle guerre culturelle sont disposés à l'admettre chacun de leur côté.

* Michael Shellenberger a été nommé « Héros de l'environnement » par Time Magazine, et préside l'association Environmental Progress, un laboratoire d'idées indépendant.

** Cet article est paru dans « Quillette ». « Quillette » est un journal australien en ligne qui promeut le libre-échange d'idées sur de nombreux sujets, même les plus polémiques. Cette jeune parution, devenue référence, cherche à raviver le débat intellectuel anglo-saxon en donnant une voix à des chercheurs et des penseurs qui peinent à se faire entendre. « Quillette » aborde des sujets aussi variés que la polarisation politique, la crise du libéralisme, le féminisme ou encore le racisme. « Le Point » publiera chaque semaine une traduction d'un article paru dans « Quillette ».

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Commentaires (8)

  • guy bernard

    Ce serait plutôt "quand des gens violents instrumentalisent l'écologie".
    on confond l'écologisme qui est une attitude politique et l'écologie qui est du ressort de professionnels.

  • Bartabas

    Et vous quel est votre contribution pour l'environnement dans votre vie de tout les jours ?
    A part trier vos déchets dans les poubelles jaunes.
    vite eclairez nous, montrez nous l'exemple
    Il semble que cela soit plus difficile que de vitupérer sur un forum contre ses petits camarades "liberaux"

  • baboupepito

    Lisez ou relisez " le parfum d adam" de jean christophe Ruffin (ne surtout pas confondre avec le Ruffin insoumis)
    c etait prémonitoire