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Le Covid-19, un virus dans le labyrinthe administratif français

L’infectiologue suisse Didier Pittet dirige, depuis le 25 juin, une mission indépendante d’évaluation de la gestion française de la pandémie. Son premier rapport d’étape brosse le portrait d’un pays clairvoyant, mais enlisé dans ses procédures et ses conflits

Didier Pittet à Genève, le 12 mars 2020.  — © Eddy Mottaz / Le Temps
Didier Pittet à Genève, le 12 mars 2020.  — © Eddy Mottaz / Le Temps

Les Français peuvent conserver leur confiance dans leur système de santé et dans leurs hôpitaux, alors que la «deuxième vague» de la pandémie déferle sur l’Hexagone et qu’Emmanuel Macron intervient ce mercredi soir à la télévision. «Ce système a tenu, contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays européens. Des collaborations public-privé se sont mises en place. Le conseil scientifique constitué autour de l’exécutif a fonctionné», a d’emblée rassuré l’infectiologue suisse Didier Pittet, lors de la présentation, mardi, du rapport d’étape de la mission indépendante d’évaluation qu’il dirige. Tout en pointant «des défauts manifestes d’anticipation, de préparation et de gestion»…

Nommé par Emmanuel Macron le 25 juin, le professeur genevois, entouré de quatre autres personnalités (l’économiste Laurence Boone, le magistrat de la Cour des comptes Raoul Briet, le médecin Pierre Parneix et l’anthropologue spécialiste des épidémies Anne-Marie Moulin), a mené plus de 70 auditions, en parallèle aux travaux des deux commissions d’enquête parlementaires, à l’Assemblée nationale et au Sénat. Le président français a reçu son document de 39 pages. Qu’en retenir?

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Une France médicale prise de cours mais clairvoyante

Pour résumer, le système de santé français a bien répondu lorsque l’urgence sanitaire a été avérée, soit à partir des premiers jours de mars et de l’activation du «plan blanc» dans les hôpitaux (réactivé cette semaine à Paris et en Ile-de-France). La détection précoce des premiers individus contaminés par le coronavirus a en revanche échoué. «Les capteurs de détection n’ont pas bien fonctionné. L’événement pandémique n’a pas été détecté assez vite. Et ce, malgré ce qui se passait en Italie, submergée par les contaminations», confirme le rapport de la mission Pittet, pour qui la prise de conscience du danger épidémique «s’est surtout faite grâce aux contacts directs entre cliniciens».

Echec, donc, du système d’alerte. Mais ensuite, médecins, hôpitaux et autorités politiques ont réagi comme il le fallait. «A tous ceux qui parlaient d’un événement pas plus grave qu’une mauvaise épidémie de grippe, les faits ont apporté un démenti cinglant. Indéniablement, le Covid-19 a fait mal, très mal. Nous n’avions jamais vu un tel impact sur les courbes de mortalité. Tout cela a été bien pris en compte, avec l’augmentation du nombre de lits de réanimation, la mise en place de collaborations public-privé et les transferts sanitaires», complète Didier Pittet.

Une France piégée par son labyrinthe administratif

Les derniers points scientifiques sur le coronavirus

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L’expression «labyrinthe» ne figure pas dans le rapport d’étape de la mission Pittet, mais ce qu’il contient accrédite cette image. «La crise a révélé ou accentué un certain nombre de faiblesses dans la gouvernance du dispositif», explique le document. Quatre points en particulier méritent d’être approfondis: «Le déploiement heurté du processus de gestion de crise, notamment au niveau interministériel; l’organisation complexe et souvent ambiguë des relations entre le Ministère de la santé et les agences et instances qui l’entourent; la fragilité structurelle des administrations et agences en matière d’approvisionnement et de logistique; les difficultés d’articulation entre agences régionales de santé, préfets de région, préfets de département et préfets de zone de défense.»

La comparaison avec l’Allemagne – où la mission Pittet va se rendre d’ici à la fin de l’année – complète ce jugement. «L’Allemagne a eu la chance d’être touchée plus tardivement, et d’avoir diagnostiqué très tôt un cas importé venu de Chine, explique Didier Pittet. Ensuite, il est avéré que leur plateforme logistique était mieux préparée, et que le système de soins très décentralisé a prouvé sa grande utilité dans l’isolement des foyers infectieux, qui partent toujours d’une personne et d’un lieu.»

Une France trop peu masquée, trop peu testée

La mission Pittet ne blâme pas les autorités françaises pour la pénurie initiale de masques, dont l’ensemble des pays européens ont souffert, dès lors que la doctrine d’emploi de ceux-ci a changé. «Depuis de nombreuses années, la doctrine consistait à équiper le personnel médical en contact et les personnes symptomatiques. La découverte de la transmission asymptomatique a tout fait basculer. Cela a changé considérablement les choses et la pédagogie, sur ce point, a manqué de clarté.»

Pour les tests, l’infectiologue suisse est plus sévère: «Le fait que les tests PCR, produits en Allemagne comme en France, n’aient pas été distribués de la même manière dans les deux pays est révélateur. La stratégie française reposait sur les établissements hospitaliers de référence. Le dialogue entre les labos publics et privés n’a pas été facile. Les vétérinaires, qui connaissent bien le coronavirus, auraient pu et dû être associés. Or cela n’a pas été le cas. L’organisation de la biologie médicale en France est compliquée.» Autre réalité: les plateformes allemandes de tests sont ouvertes à différents types de réactifs, permettant une variété d’approvisionnement. En France, la plupart des plateformes sont fermées. Dès que les réactifs nécessaires ont commencé à manquer, le système s’est donc retrouvé paralysé.

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Une France victime d’une communication défectueuse

«La confiance a été ébranlée au début de la crise par les polémiques sur les masques et, dans une moindre mesure, sur les tests […] Les discours officiels sont apparus contradictoires au point d’être perçus comme mensongers.» Le rapport de la mission Pittet interroge. Plongés «au cœur des débats scientifiques et politiques qui agitent la crise», les Français ont pu ressentir «des difficultés à se sentir impliqués dans une stratégie collective et vivre les mesures comme des contraintes injustifiées, avec un sentiment d’infantilisation et de défiance».

Interrogé mardi lors de sa présentation, dans une annexe du palais présidentiel de l’Elysée, Didier Pittet a également reconnu l’effet dévastateur de la polémique sur la chloroquine, défendue par le fameux professeur marseillais Didier Raoult. «Elle a contribué au sentiment d’insécurité sanitaire.» Et d’ajouter: «Nous avons tous souffert, durant cette crise, de publications écrites trop rapidement, revues trop rapidement, publiées trop rapidement. Mais en France, cela a pris des proportions extraordinaires.»