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La fable des impôts expliqués par la bière est-elle juste ?

Cette critique de la fiscalité représentée sous la forme d'une histoire racontant le partage d'une addition de bar entre plusieurs clients plus ou moins riches circule depuis des années sur le Web. Outre que l'économiste cité dément en être l'auteur, la logique qui sous-tend cette démonstration relève d'une certaine mauvaise foi.
par Luc Peillon
publié le 23 janvier 2019 à 11h17

Question posée par le 21/01/2019

Bonjour,

Ce texte censé faire la pédagogie du système fiscal via une histoire d'amis allant boire une bière et partageant l'addition en fonction de leurs revenus circule depuis au moins 12 ans sur les réseaux sociaux. Il est attribué, à tort, à un professeur américain d'économie - David R. Kamerschen - ancien enseignant d'une université de Géorgie, aujourd'hui à la retraite.

Cette allégorie ludique veut faire passer un message à connotation largement libérale : la trop grande progressivité de l’impôt sur le revenu tendrait à remettre en cause le consentement à l’impôt des plus riches, au point de mettre en péril la solidarité financière au sein d’une société. Autrement dit, «trop d’impôts (sur les riches) tueraient l’impôt». Sauf que la «démonstration» voulue par cette anecdote, notamment dans le monde occidental, est assez fausse, sur le fond comme sur un plan historique.

Le texte, partagé sous différentes formes sur différents sites webs, commence ainsi:

«Le principe des impôts semble pouvoir s’expliquer par une logique assez simple. Mais beaucoup pourtant ne le saisissent toujours pas. Comme c’est la saison des taxes, laissez-moi vous l’expliquer en des termes simples que tout le monde peut comprendre.

Imaginons que tous les jours, 10 amis se retrouvent pour boire une bière et que l’addition totale se monte à 100 euros. (Normalement, cela ferait 10 euros par personne).

Mais nos dix amis décidèrent de payer cette facture selon une répartition qui s’inspire du calcul de l’impôt sur le revenu, ce qui donna ceci :

· Les 4 premiers (les plus pauvres !), ne paient rien.

· Le cinquième paye 1 euro

· Le sixième paye 3 euros

· Le septième paye 7 euros

· Le huitième paye 12 euros

· Le neuvième paye 18 euros

· Le dernier (le plus riche !) paye 59 euros.»

Première précision: contrairement à ce que laisse penser le texte, cette «démonstration» n'est pas une métaphore «qui s'inspire du calcul de l'impôt sur le revenu». Le fait que le plus riche paye 59 euros sur les 100 de l'addition ne signifie pas que ses revenus soient taxés à 59%! En tout cas pas en France, ni même dans la quasi-totalité des pays occidentaux. Dans l'Hexagone, le taux marginal d'imposition à 45%, donc le plus haut des quatre tranches, conduit à ce qu'un contribuable se voit délesté de 45% de ses revenus, mais uniquement pour la partie supérieure à 156 245 euros par an. Sur la part de ses revenus comprise entre 9 965 et 27 519 euros, par exemple, le taux appliqué sera de 14%, comme l'indique le barème ci-dessous:

Au total, un contribuable gagnant 200 000 euros (après abattement) devra ainsi, en appliquant chaque taux à chaque tranche de revenu, 69 833 euros d’impôt sur le revenu, soit un taux global d’imposition de 35%.

La seule chose un peu réaliste qui peut correspondre au début de cette histoire, c’est que les 10% les plus riches contribuent à 59% des recettes fiscales totales générées par l’impôt sur le revenu (IR). Et c’est vrai pour la France, où seuls 43% des foyers fiscaux paient l’impôt sur le revenu et où les 10% des contribuables aux plus hauts revenus sont à l’origine de 70% des recettes d’IR. Appliqué à l’anecdote de la bière, cela voudrait dire que seuls les quatre plus riches payent et que le plus riche d’entre eux règle 70 euros sur les 100 euros de l’addition.

Sauf que - deuxième précision et sans doute la plus importante - l’impôt sur le revenu n’est qu’un prélèvement obligatoire parmi d’autres en France. Et largement minoritaire. Sur les quelque 1000 milliards d’euros de prélèvements sur les revenus et le patrimoine en 2015, il ne représente que 72 milliards. Soit 7,2%.

L’addition, donc, est en réalité beaucoup plus large, et pour la financer, les autres outils fiscaux sont loin d’être progressifs (principe selon lequel plus on gagne, plus on paie plus).

La seule TVA, par exemple, dont les taux sont insensibles au niveau des revenus, pèse plus du double (150 milliards) que l'IR. Et les 10% les plus aisés ne fournissent que 17% de ses recettes. Loin donc, des 70% de l'impôt sur le revenu. Même chose, dans une moindre mesure, pour la CSG (qui vient d'être augmentée), impôt lui aussi non progressif, et qui atteint près de 100 milliards de rendement: les 10% les plus aisés représentent 34% de ses recettes.

Il est donc faux, à ce stade, de dire que 10% des plus riches contribuent à 59% de l’addition que représenteraient les recettes fiscales, ou plus largement les prélèvements obligatoires.

La suite de l’histoire est un peu plus alambiquée, et suggère qu’en cas de baisse d’impôt, les plus pauvres la refuseraient aux plus riches. Un comportement qui ferait fuir les plus aisés, provoquant l’effondrement de la société. La voici:

«Les dix hommes se retrouvèrent chaque jour en fin de journée pour boire leur bière et semblaient assez contents de leur arrangement.

Jusqu’au jour où le tenancier décida de leur faire une remise de fidélité ! « Comme vous êtes de bons clients, dit-il, j’ai décidé de vous faire une remise de 20 euros sur la facture totale. Vous ne payerez donc désormais vos 10 bières que 80 euros. »

Le groupe décida de continuer à payer la nouvelle somme de la même façon qu'ils auraient payé leurs taxes. Les quatre premiers continuèrent à boire gratuitement [ce qui est faux, comme vu précédemment, ndlr].

Mais comment les six autres, (les clients payants), allaient-ils diviser les 20 euros de remise de façon équitable ?

Ils réalisèrent que 20 euros divisés par 6 faisaient 3.33 euros. Mais s’ils soustrayaient cette somme de leur partage alors le 5ème et 6ème homme devraient être payés pour boire leur bière.

Le tenancier du bar suggéra qu'il serait plus équitable de réduire l'addition de chacun d'un pourcentage du même ordre [ce qui est faux, il ne s'agit pas du même pourcentage, ndlr], il fit donc les calculs.

Ce qui donna ceci :

· Le 5ème homme, comme les quatre premiers ne paya plus rien. (un pauvre de plus ?)

· Le 6ème paya 2 euros au lieu de 3 (33% réduction)

· Le 7ème paya 5 euros au lieu de 7 (28% de réduction)

· Le 8ème paya 9 euros au lieu de 12 (25% de réduction)

· Le 9ème paya 14 euros au lieu de 18 (22% de réduction)

· Le 10ème paya 50 euros au lieu de 59 euros (16% de réduction)

Chacun des six « payants » paya moins qu’avant et les 4 premiers continuèrent à boire gratuitement rejoints par le 5ème.

Mais une fois hors du bar, chacun compara son économie :

« J’ai seulement eu 1 euro sur les 20 euros de remise », dit le 6ème il désigna le 10ème « lui, il a eu 9 euros ».

« Ouais ! dit le 5ème, j’ai seulement eu 1 euro d’économie moi aussi »

« C’est vrai ! » s’exclama le 7ème, « pourquoi le 10ème aurait-il 9 euros d’économie alors que je n’en ai eu que 2 ? Il est anormal que ce soit le plus riche qui bénéficie de la plus importante réduction »

« Attendez une minute » cria le 1er homme, « nous quatre n’avons rien eu du tout nous. Le système exploite les pauvres ».

Les 9 hommes cernèrent le 10ème et l’insultèrent.

Le lendemain le 10ème homme (le plus riche !) choisit de ne plus venir.

Les neuf autres s’assirent et burent leur bière sans lui. Mais quand vint le moment de payer leur note, ils découvrirent quelque chose d’important : ils n’avaient pas assez d’argent pour payer ne serait-ce que la moitié de l’addition !

Et cela, mes chers amis, est le strict reflet de notre système d’imposition.

Les gens qui payent le plus de taxes tirent le plus de bénéfice d’une réduction des impôts.

Taxez les plus forts, accusez-les d’être riches et ils risquent de ne plus se montrer désormais.

En fait ils vont boire à l’étranger…»

Cette conclusion laissant penser qu’on refuserait aux plus riches une baisse de leur imposition - ici plus importante en valeur absolue - est en réalité fausse sur un plan historique. La progressivité de l’impôt sur le revenu n’a cessé de diminuer ces dernières décennies dans le monde, comme le montre le graphique ci-dessous. En France, le taux marginal de l’IR est ainsi passé de plus de 60% au début des années 1980 à 45% aujourd’hui (en excluant la taxe sur les très hauts revenus). Aux Etats-Unis, il a été divisé par deux (de 80% à 40%) sur la même période.

Cette tendance à la moindre imposition des plus aisés (tout dernier exemple en France avec la suppression de l’ISF pour les plus riches, remplacé par un impôt taxant les seuls biens immobiliers), a d’ailleurs conduit à augmenter les inégalités depuis 40 ans, comme le montre le graphique ci-dessous, avec une concentration des revenus aux mains des 1% les plus aisés:

A noter, enfin, que dans une version ancienne de son CV (qui n'est plus en ligne), le professeur d'économie cité comme étant signataire de cette petite histoire dément formellement en être l'auteur. Sollicité par CheckNews, l'économiste confirme, en expliquant ne «pas l'avoir écrit».

Pour aller plus loin :

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