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Cancer de la thyroïde : le Japon ment-il sur les conséquences de Fukushima ?

Publié le 01 Mar 2014 à 00H00 Modifié le 31 janvier 2019
Cancer de la thyroïde : le Japon ment-il sur les conséquences de Fukushima ?

Officiellement, les quelques cas de cancer de la thyroïde confirmés chez des enfants ne sont pas liés à la catastrophe de Fukushima. Une version contestée par des médecins sur place. Pourquoi ? Quel est l'impact sanitaire réel ? A quoi bon le nier ? Enquête.

Mi-décembre 2013. Ils sont tous là. Réunis sous la lumière blafarde de l’université médicale de Fukushima (FMU), à une soixantaine de kilomètres de la centrale accidentée. En rang et en costume, les scientifiques chargés d’enquêter sur l’état de santé des populations locales présentent leurs premiers résultats. Vient le tour de Shinichi Suzuki, qui mène une étude épidémiologique inédite sur les enfants : « Nous avons diagnostiqué 59 cas de kystes ou de nodules suspects au niveau de la thyroïde. Après opération, 26 cancers ont été confirmés, un cas s’est révélé bénin ; les 32 autres attendent l’intervention chirurgicale.  » Ces cancers ont-ils été provoqués par les rejets radioactifs de la centrale ? Sont-ils les prémices d’une catastrophe sanitaire à venir, comme le craignent les familles ? « Non », répond catégoriquement le médecin. Fin de la présentation.

LA POLITIQUE DE L’AUTRUCHE

Lors de cette rencontre avec les journalistes, les responsables de la FMU martèlent un seul message : tout va bien, rien à signaler. Sans même attendre les conclusions de leurs propres recherches, ils soutiennent que l’accident survenu il y a trois ans n’aura aucun impact sanitaire, notamment sur la thyroïde des enfants. Et leur aplomb n’est pas sans rappeler celui des autorités françaises à l’époque du nuage de Tchernobyl…

Toutefois, fait rare dans cette société plutôt conformiste, des voix dissonantes commencent à s’élever au sein de la communauté scientifique nippone. Kazuo Shimizu, chirurgien de la thyroïde à la Nippon Medical School de Tokyo, juge les enquêtes statistiques officielles « insuffisantes » . Hiroto Matsue, radiologue spécialiste du cancer, affirme quant à lui n’avoir jamais vu de thyroïde dans un tel état… « Je suis inquiet » , lâche-t-il sobrement.

Alors d’où viennent les certitudes affichées par les autorités ? A priori , elles doivent reposer sur des données imparables ! Or, il n’en est rien.

LE DÉNI DU JAPON N’EST PAS SANS RAPPELER CELUI DE LA FRANCE FACE AU NUAGE DE TCHERNOBYL…

Quantité de lacunes et de failles sèment le doute. Car si rien ne permet de dire que des enfants sont déjà malades à cause de l’accident nucléaire, rien ne permet non plus de l’exclure… A croire qu’au Japon comme en France il y a 26 ans, un discours de vérité sur le nucléaire est décidément impossible. D’autant que certaines zones d’ombre suggèrent qu’il est légitime de s’inquiéter. Si l’on s’intéresse de si près à la thyroïde des enfants de Fukushima, c’est parce qu’on a tiré certaines leçons de Tchernobyl. Les suites de la catastrophe, survenue le 26 avril 1986, ont en effet montré que c’est dans cette glande du cou que se concentre principalement un radioélément largué dans l’air lors d’un accident nucléaire, l’iode radioactif. Les jeunes, dont la thyroïde en pleine croissance a particulièrement besoin d’iode, sont les plus sensibles à cette contamination, et donc les plus susceptibles de tomber malades. « A Tchernobyl, environ 8 000 cancers de la thyroïde, dont 15 décès, ont été dénombrés chez des jeunes de moins de 18 ans lors de l’explosion » , précise Jean-René Jourdain, adjoint à la direction de la protection de l’homme à l’Institut de radio protection et de sûreté nucléaire (IRSN), qui s’est rendu souvent sur les deux terrains. Certes, Fukushima n’est pas Tchernobyl. Même si les deux accidents ont été classés au niveau 7, le plus élevé sur l’échelle internationale des événements nucléaires, il y a eu moins d’émissions radioactives sur l’archipel. Et grâce à leur consommation quotidienne de poissons et d’algues, les Japonais ont une thyroïde déjà chargée en iode, sur laquelle son isotope radioactif risque moins de se fixer. Personne, donc, ne s’attend a priori à une envolée des cas de cancer de la thyroïde. Mais voilà que les annonces officielles égrenées au fil des mois sèment le trouble. Dès octobre 2011, en effet, la FMU lance une campagne d’échographies de la thyroïde chez les 360 000 enfants âgés de moins de 18 ans vivant dans la préfecture au moment de la catastrophe. Un premier cancer est dévoilé en septembre 2012. A peine un an plus tard, le nombre s’élève à 26, sans compter les 32 enfants en attente d’opération. Le cancer de la thyroïde est pourtant rare, surtout chez les jeunes : un à trois cas par million d’enfants et par an en temps normal. Or, 26 cancers sur deux ans et sur 225 537 enfants dépistés, cela donne… 110 cas par million et par an ! Même si le cancer de la thyroïde se soigne plutôt bien et s’avère rarement mortel (lire l’encadré ci-contre), on comprend l’effroi des familles japonaises… On devine aussi, à travers les débats qui émergent alors dans les médias nippons, la perplexité de certains scientifiques.

On ne peut exclure que des cancers soient induits par la radioactivité – JEAN-RENÉ JOURDAIN, ADJOINT À LA DIRECTION DE LA PROTECTION DE L’HOMME À L’IRSN

DATES

12 mars 2011 : première explosion et premiers rejets radioactifs à la centrale de Fukushima-Daiichi. 25 mars 2011 : la centrale ne relâche plus de radionucléides dans l’atmosphère, mais de l’eau contaminée est larguée en mer. 11 septembre 2012 : premier cas de cancer de la thyroïde détecté chez un enfant vivant dans la région.

IL N’Y A AUCUNE CERTITUDE

Dès les premières annonces, pourtant, les scientifiques officiels s’évertuent à écarter tout lien avec la centrale… A tort ou à raison ? Pour expliquer ces cancers, ils invoquent des disparités régionales ou « l’effet moisson » du dépistage systématique, mettant en évidence des cas qui auraient été repérés, en temps normal, plus tard. Mais ces biais font de moins en moins le poids face aux chiffres qui ne cessent de gonfler. Finalement, ils affirment qu’il est impossible de comparer ces nouvelles données aux statistiques dont on disposait auparavant sur la maladie puisqu’il s’agit, d’un côté, d’une incidence (le nombre de nouveaux cas dépistés pendant une période précise), et de l’autre, d’une prévalence (le nombre total de cas diagnostiqués dans une population). La méthodologie de la FMU nous est détaillée par Shinichi Suzuki. Le premier « round » d’échographies, qui s’achèvera le mois prochain, servira de référence, car il n’y avait pas de surveillance systématique des glandes hormonales avant l’accident. Seuls les rounds suivants (tous les deux ans chez les moins de 20 ans, tous les cinq ans au-delà) permettront de comparer les données. Néanmoins, le médecin en est déjà certain : l’accident de Fukushima n’augmentera pas le nombre de cancers de la thyroïde. On ne demande qu’à le croire… sauf qu’aucun des arguments officiels ne résiste à un examen minutieux. Ces 26 premiers cas sont sans lien avec la centrale, certifie Suzuki. Mais comment exclure cette possibilité ? Un cancer provoqué par la radioactivité n’a pas de signature biologique spécifique : il n’est pas différent des autres. Impossible, donc, d’écarter tout lien avec un accident nucléaire ni, inversement, de l’établir, d’autres facteurs (génétiques, hormonaux) pouvant être déterminants. « On sait juste qu’il existe plusieurs cancers thyroïdiens et que la radio activité ne peut induire que l’un d’entre eux, dit ‘papillaire’, précise Jean-René Jourdain. Pour tous les autres types, on peut donc éliminer l’hypothèse des radiations.  » Mais ce n’est pas le cas à Fukushima, puisque les 26 malades ont justement développé des cancers papillaires…

LA DIFFICULTÉ, C’EST QU’UN CANCER RADIO-INDUIT N’EST PAS DIFFÉRENT DES AUTRES

Autre argument : il serait trop tôt pour parler de cancers radio-induits car, à Tchernobyl, les premiers cas ne sont apparus qu’au bout de quatre à cinq ans. Kazuo Shimizu, qui a exercé en Ukraine, démonte aisément ce raisonnement. « Dans les années 1990, les enfants ukrainiens venaient d’eux-mêmes à l’hôpital avec des grosseurs à la thyroïde si importantes qu’on pouvait les palper , raconte le spécialiste. Nous n’avions ni les connaissances, ni les moyens techniques d’aujourd’hui. Les tumeurs se sont peut-être développées dès les trois années qui ont suivi l’accident, mais elles étaient alors si petites que personne ne les a vues. «  Pour écarter tout lien entre les 26 malades et la centrale, la FMU a présenté une campagne de dépistage menée de novembre 2012 à mars 2013, dans des zones très éloignées du nuage radioactif. Dans les préfectures d’Aomori (au nord), de Yamanashi (au centre) et de Nagasaki (au sud), 1 % des enfants échographiés présentaient à la thyroïde des nodules et des kystes de grosseur suspecte. Soit un chiffre légèrement supérieur au 0,7 % relevé à Fukushima. « Cette étude ne s’appuie que sur 4 500 personnes, un échantillon trop petit pour être représentatif » , rétorque Jean-René Jourdain. Kazuo Shimizu milite quant à lui pour qu’un plus large sondage soit effectué à l’échelle du pays. C’est Hiroto Matsue qui porte le coup fatal à la démonstration officielle. Ce spécialiste du cancer se rend régulièrement à Fukushima pour y consulter bénévolement. « Parce qu’elle n’a plus confiance en la FMU, la population locale a ouvert sa propre clinique en décembre 2012, grâce à des fonds collectés dans le pays , explique-t-il. Au début, nous pensions y pratiquer une médecine généraliste pour les personnes âgées. Mais dès l’ouverture, notre clientèle était composée à 80 % d’enfants.  » Le radiologue a examiné en un an plus de 600 jeunes amenés par des parents inquiets. Sans jamais se départir de son calme, Hiroto Matsue assène son réquisitoire : « Les échographies de la FMU sont faites en deux minutes avec de vieux appareils. Les miennes durent un quart d’heure, il faut du temps pour avoir une bonne image ! «  Résultat : des enfants jugés en bonne santé par la FMU ont révélé des nodules ou des kystes douteux. Les chiffres officiels seraient-ils sous-évalués ? Le radiologue a de plus graves raisons de le croire : « Seuls les nodules de plus de 5 mm et les kystes de plus de 20 mm sont soumis à de plus amples examens. C’est arbitraire ! Certains de ces enfants sont de futurs malades. Leurs kystes et nodules peuvent grossir. Et la taille ne fait pas tout : il faut aussi regarder l’aspect, le nombre. Depuis quarante ans que j’exerce, je n’avais jamais vu de thyroïdes avec tellement de kystes et de nodules que je ne pouvais les compter. Ce n’est pas normal. « 

À FUKUSHIMA, DES PARENTS, MÉFIANTS, ONT OUVERT LEUR PROPRE CLINIQUE

Nul ne peut encore dire si ces enfants seront ou non victimes de l’atome. Mais Shinichi Suzuki n’en démord pas : il ne peut y avoir un excès de cancers de la thyroïde, puisque l’exposition des Japonais à l’iode radio actif a été, dit-il, « extrêmement faible » . La dose externe maximale calculée par la FMU serait de 25 millisieverts (mSv, voir « Jargon »). Soit bien en deçà du seuil de 50 mSv à partir duquel, chez l’enfant, une augmentation du risque de cancer est jugée détectable.

POURQUOI LES JEUNES SONT PLUS EXPOSÉS

La thyroïde, c’est une petite glande hormonale en forme de papillon située au niveau du cou. A la naissance, elle ne pèse que 1 g ; elle en atteint 20 à l’âge adulte. Pendant la croissance, elle a un besoin essentiel d’iode, qu’elle puise dans l’alimentation. C’est pour cette raison que les plus jeunes sont aussi les plus exposés à l’iode radioactif émis dans l’air lors d’un accident nucléaire. Inhalé ou ingéré via de la nourriture contaminée, le radionucléide se fixe quasiment intégralement sur la glande et l’irradie… au risque de générer un cancer, jusqu’à 40 ans après l’exposition. Lorsqu’un nodule ou un kyste semble douteux à l’échographie, on prélève quelques cellules à l’aide d’une fine aiguille. S’il s’agit d’un cancer, la glande est retirée. Correctement traitée, cette maladie est rarement mortelle. Mais les personnes ayant subi l’ablation de la thyroïde, indispensable au bon fonctionnement de l’organisme, devront prendre des hormones à vie.

TOUT UN TERRITOIRE OUBLIÉ

Reste que le calcul, lui aussi, est discutable. Car il n’existe aucune mesure directe des rejets dans l’air de Fukushima. Et d’une étude à l’autre, les émissions, tout en restant inférieures à celles de Tchernobyl, varient du simple au… quadruple. En outre, au milieu du chaos de l’évacuation, il est difficile de savoir combien de temps et avec quelle intensité chaque personne a été exposée. L’estimation officielle se base sur des questionnaires envoyés à près de 500 000 habitants de la préfecture. Mais avec un taux de réponse de 23,6 %, ces questionnaires, qui reposent sur la bonne volonté et la mémoire des habitants, ont une fiabilité toute relative. La FMU a également mesuré, fin mars 2011, la charge corporelle en iode radioactif de 1 080 enfants des communes voisines d’Iitate, de Kawamata et d’Iwaki. « Sauf qu’un si petit panel, sur une zone très localisée, a très peu de valeur statistique » , souligne Jean-René Jourdain. Cette étude fait notamment l’impasse sur un territoire problématique. Au lendemain de l’accident, les autorités ont évacué, en trois jours, les 80 000 personnes résidant à moins de 20 km de la centrale. Mais les rejets radio actifs ont largement dépassé ce cercle, formant une longue plume de contamination vers le nord-ouest (voir carte p. 85). C’est là que réside la principale inconnue. Les populations de cette région rurale très peuplée n’ont été évacuées que le 22 avril, soit près d’un mois et demi après l’accident ! On ne sait ni combien d’habitants sont concernés, ni quelle fut leur dose d’exposition. On le sait d’autant moins que, comble de malchance, beaucoup de ceux qui ont fui après la catastrophe sont venus se réfugier dans ces terres. Des chercheurs dépendant du ministère japonais de l’Environnement ont calculé les doses accumulées dans la thyroïde des personnes ayant emprunté les 18 principales routes d’évacuation. Selon eux, l’irradiation la plus grave concerne l’itinéraire allant de Namie, dans la zone d’exclusion, à Nihonmatsu, autrement dit celui qui traverse ce « périmètre oublié ». Les doses estimées, qui varient en fonction de la facilité avec laquelle la thyroïde capte la radioactivité, donc de l’âge, sont de 53 mSv pour un adulte, 89 mSv pour un enfant de 10 ans et 104 mSv pour un bébé…

Je n’avais jamais vu de thyroïdes avec autant de kystes et de nodules – HIROTO MATSUE, RADIOLOGUE SPÉCIALISTE DU CANCER DIRECTEUR D’UNE CLINIQUE À FUKUSHIMA

L’inconnue est de taille. Dans les six semaines qui ont suivi l’accident, la contamination de l’air et des aliments était la plus élevée. Et la population, habituée à vivre de ses récoltes et se croyant alors en sécurité, n’a guère été vigilante. Jean-René Jourdain le concède : « On ne peut exclure que des cancers soient induits par la radioactivité. Malgré les recommandations, les pilules d’iode n’ont pas été distribuées aux enfants. Et maintenant, il est trop tard. «  Trois ans après le drame, l’inquiétude s’impose donc doublement. Elle porte bien sûr sur le nombre d’enfants qui pourraient développer un cancer. Mais aussi sur l’attitude des scientifiques officiels qui, loin de saisir l’opportunité d’en savoir davantage sur l’impact sanitaire éventuel des faibles doses, semblent résolus à nier l’évidence : on ne peut pas exclure que l’accident de Fukushima puisse provoquer des cancers chez les enfants. Au Japon, évaluer les conséquences du nucléaire sur la santé reste bien une affaire d’Etat.

JARGON

Le sievert (Sv ) est une unité utilisée pour évaluer l’impact des rayonnements ionisants sur l’homme. Un millisievert (mSv) est égal à un millième de sievert. Quelques valeurs : la radioactivité naturelle moyenne en France est de 2,4 mSv par an et par personne ; un scanner abdominal expose à une dose de 25 mSv ; une radio des poumons à 0,4 mSv.

Un article issu du n°1158 de Science & Vie
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